En cours de création avec Constandina Arvanitis (LAAS-Toulouse) et Thierry Besche (Passerelle Arts-Sciences-Technolgies). Projet dans le cadre du PEPR 02R.
Sous la peau des machines : dialogues pulsés entre corps et robotique
“La vie c’est la création, on dira que la connaissance de la vie doit s’accomplir par conversions imprévisibles, s’efforçant de saisir un devenir dont le sens ne se révèle jamais si nettement à notre entendement que lorsqu’il le déconcerte”
Claude Bernard, in, Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p.49.
Présentation
Le projet « Sous la peau des machines : dialogues pulsés entre corps et robotique » prend racine dans une rencontre en juin 2024, lors d’une résidence d’une semaine au LAAS de Toulouse. Cette rencontre a eu lieu dans le cadre de l’Université d’été « La création au-delà de l’humain », entre les membres de l’association Passerelle Arts-Sciences-Technologies, engagée dans la Transversale des Réseaux Arts-Sciences, et ceux du réseau de recherche-création canadien Hexagram.
Ensemble, nous avons commencé à penser un projet autour d’un dispositif de recherche et de création partagé. La recherche de C.Arvanitis étudie le fonctionnement du cerveau dans sa relation avec les flux sanguins et le rythme cardiaque. Ces phénomènes sont analysés à travers la nano-robotique et l’ingénierie neuromorphique. Son équipe explore une hypothèse novatrice sur la signalisation neurovasculaire. Les pulsations hémodynamiques pourraient fonctionner comme un système de transmission d’information, comparable à un code morse biologique. Ce système influencerait l’activité neuronale par des mécanismes de transduction mécanosensorielle. Cette hypothèse, encore en développement, ouvre des perspectives nouvelles pour repenser les interactions entre le corps et le cerveau, en les reliant aux pulsations du coeur.
L’idée est de concevoir un prototype commun qui cherche à mieux comprendre et représenter les liens entre activité neuronale et rythme cardiaque. Ce travail se situe à la croisée de l’art et de la technologie. Il permet d’élargir la recherche scientifique en y intégrant une perspective artistique. Celle-ci ajoute des questions, ouvre de nouvelles pistes, et aborde les hypothèses avec une plus grande liberté.
La création d’un dispositif artistique permet de mettre en réflexivité les pratiques du laboratoire. Elle offre un espace pour explorer et représenter la complexité des interactions entre le flux sanguin, la pulsation et les systèmes neuronaux. Ce n’est pas une confrontation entre deux domaines, mais une co-construction. Il s’agit de penser un objet partagé, fruit d’un travail commun.
Contexte :
Depuis les dissections de Vésale à la Renaissance et le développement de la science moderne, le corps humain, autrefois considéré comme sacré et intouchable, influencé par des forces divines, a évolué en un simple objet à disséquer et à comprendre par sa division en parties. Il est devenu un objet d’étude sous le prisme de la rationalité aristotélicienne (principe de non contradiction) et cartésienne. La science moderne étudie désormais le corps à toutes ses échelles, de ses composants cellulaires et neuronaux à ses organes, explorant sa structure et sa fonction tant au niveau microscopique que moléculaire.
Ce premier constat nous amène à questionner cette division en parties qu’opère encore la science moderne et les modèles de laboratoire artificialisés qui sont utilisés. Par le terme « artificialisé », nous faisons référence à l’utilisation de modèles biologiques, tels que les cellules HeLa, qui, bien qu’elles proviennent de tissus humains, sont séparées de leur contexte naturel et du réseau complexe d’interactions humaines qui façonnent leur fonction.
Le corps, s’il est bien biologique, est aussi un corps symbolique, fait d’imaginaire et de rêves, de désir et de parole. Mais ici, c’est l’imaginaire du corps qui nous intéresse, plus précisément les représentations qui se sont sédimentées, pouvant constituer des obstacles épistémologiques, et que nous proposons de soulever par les recherches menées par Constandina Arvanitis.
Enjeux :
Nous imaginons une installation artistique composée d’une multitude de canaux et faisceaux faisant circuler le sang, l’eau, les cellules, l’électricité (suggérée par l’exploration des ondes radios : émission/déformation/réception, codage/parasite/décodage, signaux sonores électriques : étincelles, arc, etc.), les gaz qui composent le corps. Cette installation fait référence à cette image du corps sans organe développée par Antonin Artaud, où c’est la chair, la pulsation, la respiration, la vibration de l’organisme qui est montrée. Le comportement résulterait d’un apprentissage des neurones sur une puce (neuromorphic computing) que le LAAS développe.
Les neuromorphic chips (dont le fantasme est de se servir des neurones à des fins calculatoires et numériques) seraient visibles et contrôleraient sous la forme d’une écriture multiscénario les comportements et interactions de ces faisceaux électriques, chimiques, liquides, sonores, lumineux (flux, vitesse, densité, etc.) à l’esthétique charnelle évoquant la matérialité du corps. Ainsi, l’image d’un corps fluide, gazeux, aqueux, sanguin, qui fait écho à l’interne du corps relevant du sentiment de la chair, serait mise en contraste par l’image rationalisée d’un corps décorporéisé, éclaté, objectivé, parcellisé par les avancées techniques, échantillonnant et disséquant tout ce qu’il est possible de faire. Ce travail utiliserait le développement technique proposé par les recherches scientifiques.
Le projet consiste à faire un dispositif artistique intégrant les principes biologiques que sous-tendent les recherches menées par Constandina Arvanitis et qui inspirent directement nos développements technologiques, notamment dans le domaine de l’ingénierie neuromorphique. Dans le dispositif artistique, nous souhaitons intégrer des canaux microfluidiques pulsatiles dans des architectures neuromorphiques, dans le but de reproduire des processus biologiques complexes, tels que les interactions neurovasculaires. De plus, nous développons des capteurs piézoélectriques à haute sensibilité, imitant les mécanosenseurs neuronaux, pour capter les pulsations hémodynamiques et les transformer en signaux exploitables pour l’analyse cognitive. Ce travail conduit à la conception de processeurs hybrides, combinant transmission électrique et hydrodynamique, afin de créer un modèle de communication et de traitement de l’information inspiré des systèmes biologiques.
Cependant, un aspect fondamental distingue ces systèmes de l’architecture neuromorphique traditionnelle, qui repose sur des systèmes électriques statiques et inorganiques, souvent limités à des codes binaires simples (« on/off »). Bien que technologiquement complexes, ces systèmes ne parviennent pas à saisir la fluidité et la dynamique des processus biologiques vivants. En revanche, notre objectif est d’explorer et de mettre en évidence la beauté organique du mouvement pulsatile des signaux biologiques, un domaine encore largement incompris.
Nos recherches vont au-delà de l’intégration de simples signaux électriques. Elles cherchent à capturer l’interaction vivante et organique qui caractérise le corps, mettant en lumière les aspects encore mystérieux de ces phénomènes biologiques. L’objectif est d’allier innovation scientifique et expression artistique, permettant ainsi de ressentir cette dynamique subtile, tout en offrant de nouvelles perspectives sur la compréhension et l’expérience du corps et de ses interactions internes et externes. Les recherches sur le corps, sur ses nano-structures, sont aussi intriquées à des domaines d’application qui questionnent son devenir, son appareillage technologique et son obsolescence. Le corps est aussi ce qui rate, ce qui peine, ce qui vieillit et meurt.
Il s’agit ici de questionner le désir d’un couplage toujours plus poussé entre un corps biologique et nos technologies. Quel cadre éthique, sociétal, exiger des recherches en robotiques et micro-organiques afin que ces avancées techniques et biologiques couplées puissent bénéficier à l’amélioration du sort de chaque être humain ? Nous souhaitons interroger, d’une part, la question du corps marchand (notamment à travers les cellules HeLa, la vente de neurones, les bactéries génétiquement modifiées brevetées, et leur statut de bio-objet dans la bioéconomie actuelle), ainsi que les applications qui en découlent (par exemple, le projet de Cortical Labs, sur lequel nous allons nous appuyer). Et contraster cette vision en proposant une approche alternative du corps, davantage centrée sur ses rythmes internes et son interaction avec un environnement exogène, où la question des frontières et des seuils se pose par rapport à l’ensemble du vivant, tout en considérant l’importance des expériences humaines singulières.
Ce projet souhaite mettre également en lumière l’aspect endogène du corps – un ensemble indissociable, tissé par des phénomènes biologiques complexes – et sa matérialité. Ainsi, nous avons, au fil des discussions, pensé à quelques pistes de création qu’il reste à affiner si notre dossier est accepté. Nous sommes guidés par ces deux polarités : l’hyper-technologisation du corps via la robotique organique, et ses rythmes, ses pulsations, son entremêlement aux milieux et à ses multiples échelles. Entre ce qui nous échappe du corps, son irréductibilité et son inconvertible, et ce que nous souhaitons maîtriser, contrôler, mesurer.
La question du pourquoi doit rester ouverte et devrait guider l’ensemble de nos productions humaines, nous disent les philosophes et anthropologues Pierre Musso et Pierre Legendre. Que signifie le désir de la vitesse de calcul, du perfectionnement robotique, du couplage cerveau-machine ? Quelle finalité et comment inscrire le sens de nos productions dans la vie de tous les êtres humains et du vivant ? Cet ensemble de questions nourrira les intentions de la création que nous souhaitons mener. Ces questionnements et pistes de réponses, enrichiront la constitution d’une documentation du projet “en train” de se faire dont le rendu sera réalisé sous différentes formes (web, documents transmédias) dans l’objectif de mettre en partage les démarches dans une prise en compte de la relation entre science, art, technologie et société.
Articulations ?
Ce projet repose sur une volonté commune de représenter autrement le corps, notamment dans son lien aux milieux biologiques et technologiques. Les questions des seuils, des frontières et de la rythmicité du vivant nous unissent. Les recherches de C.Arvanitis sur les flux sanguins et leurs effets sur les neurones remettent en question le paradigme “cerveau-pensée-machine”, soulignant que le corps tout entier participe aux processus cognitifs, comme le montrent les travaux de neuroscientifiques comme Alain Berthoz et Francisco Varela.
Ainsi, ce projet de création vise à rendre sensibles les découvertes émergentes en neurosciences et à questionner la réification du corps, notamment à travers le couplage biologie-numérique des puces neuromorphiques.
La salle blanche du LAAS permettra de développer des dispositifs MEMS pour intégrer les mouvements rythmiques dans la création, tandis que les capteurs NanoNomades enrichiront l’aspect sensible et interactif de l’oeuvre. Cette démarche expérimentale mettra en lumière la tension entre corps organique et technologie.
La création se fera en étroite collaboration pour assurer l’équilibre entre exigence scientifique et potentiel esthétique, sans instrumentaliser nos disciplines. L’objectif est de dépasser l’illustration des sciences pour produire une oeuvre porteuse de sens dans sa forme même.

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